Entretien avec Michikazu Matsune, Martine Pisani et Theo Kooijman

Pouvez-vous nous parler de votre rencontre et de votre envie de travailler ensemble ? 

Michikazu Matsune :  

J’ai rencontré Martine à Paris en 2007 à l’issue d’un festival dans lequel nous présentions tous deux nos performances. Je me souviens bien de son travail, une pièce de groupe, légère et pleine d’un humour décalé, qui comprenait une scène où Theo comptait sans raison apparente de 1 à 10, à 20, à 50, à 80 et... ne s’est arrêté qu’à 243. Cette scène avait un côté fascinant dans son abstraction et son absurdité. 

Theo Kooijman : Je comptais en fait les jours d’indemnisation de mon intermittence par Pôle emploi, en passant du sourire aux larmes… 

Martine Pisani : Nous nous sommes ensuite retrouvés avec Michikazu à l’occasion d’un laboratoire de recherche artistique qui a eu lieu à Vienne. Je l’ai invité à travailler au sein d’une équipe de danseurs, d’écrivains et de plasticiens. 
 
M. M. : Ce laboratoire m’a permis de connaître un peu mieux son travail. Nous avons continué à nous croiser pendant quelques années, puis nous avons perdu contact. En 2018, j’étais de retour à Paris pour une représentation, et pendant mon spectacle, j’ai vu quelqu’un en fauteuil roulant dans le public. Après le spectacle, cette personne est venue me voir, et c’était Martine accompagnée de Theo. J’étais très surpris, car nous ne nous étions pas vus depuis dix ans, je ne savais pas qu’elle était malade. Alors que nous discutions pendant le dîner ce soir-là, j’ai appris que Martine travaillait sur le thème de la négativité. Elle expliqua que Theo comptait maintenant à l’envers, moins 1, moins 2, moins 3 et ainsi de suite. L’humour de Martine était intact et incisif ! J’ai ri. Theo a souri. Nous nous sommes promis de rester en contact. Cette nouvelle rencontre est devenue pour moi le point de départ de ce projet. J’ai eu envie d’en savoir encore plus sur son travail et sa vie. J’ai pu le faire à l’automne 2021 puis en janvier 2022, une visite de deux semaines chez eux m’a permis d’examiner les archives de Martine. J’y ai trouvé un trésor, une mine incroyable d’informations contenues sur ses premières créations des années 1980 et 1990. J’ai tout de suite su que le travail et l’histoire de Martine devaient être partagés. 

Pourquoi souhaitiez-vous mettre en scène le spectacle dans un lieu imaginé au Japon, alors que les représentations se déroulent réellement à Avignon, Paris ou Vienne ?  
 
M. M. : Martine et Theo sont tous deux grands fans d’art japonais – haïkus, estampes ukiyo-e et films. Au cours de ma visite, Martine a dit que toute sa vie, elle avait toujours voulu visiter le Japon. Cette nuit-là, une idée m’est venue à l’esprit comme un feu d’artifice explosant magnifiquement dans le ciel. Allons-y dans notre imaginaire et présentons ce travail ! 

M. P. : Dans mon travail, l’intention d’imaginer des situations est toujours présente. L’imaginaire et la fiction sont pour moi de grandes sources créatives. 

M. M. : Martine vient de Marseille, moi de Kobe. Si nous avons vécu des vies différentes, nous sommes liés par ces villes de bord de mer, de souvenirs d’enfances passées sur la plage. Historiquement, elles sont aussi liées par le fait que, pendant l’ouverture du Japon au commerce extérieur, les bateaux qui partaient du port de Kobe arrivaient au port de Marseille.  

T. K. : Ces deux villes sont aussi jumelées, ce lien supplémentaire les replace dans une universalité. Un autre fait amusant, il y a beaucoup de cigales à Kobe, comme à Avignon. Elles sont d’ailleurs le sujet de nombreux haïkus, encore un lien ! 

M. M. : Ces anecdotes, ces histoires personnelles que nous avons partagées tous les trois, sont des petits fragments, des archives collectées dans nos parcours… 

M. P. : … mais qui parlent aussi de la grande Histoire qui nous traverse tous. Et à partir de la grande Histoire nous essayons de toucher à l’intime, de créer des connexions. 

M. M. : C’est une véritable collaboration entre les pratiques de Martine, de Theo et la mienne.  

M. P. : Nous avons échangé, débattu, composé.  

T. K. : Nous avons aussi tous les trois chacun notre façon d’approcher les choses, et il était très intéressant d’observer nos manières de réagir, de fonctionner, nos intérêts, nos passions.  

Comment avez-vous choisi les séquences dansées, qui n’ont parfois pour seules traces que vos carnets de notes, quelques souvenirs et photographies, et comment les avez-vous travaillées ? 

M. M. : J’ai posé des dizaines de questions et nous avons essayé de structurer les histoires liées au parcours professionnel de Martine chronologiquement depuis les années 1980. Je suis également parti de ses archives, notamment ses cahiers de notes, des textes, des dessins, des photographies. Ce sont des documents très personnels. En observant cette documentation, je me suis imprégné de tout ce matériel en ressentant comment cela travaillait en moi, ce que cela me racontait. Je pense par exemple à la seule trace vidéo qu’il reste des premières performances, un film tourné en Super 8 de Martine répétant dans le studio de la chorégraphe Odile Duboc. Cet enregistrement est un exemple frappant d’une époque et du travail de Martine, de son apparence, de la façon dont elle danse. Ce sont des images que je voulais rendre visibles aux spectateurs. Je souhaitais aussi mettre en relation ces images avec une photographie prise pendant mon enfance, pratiquement à la même époque, où je suis en train de nager à la plage avec ma famille. Notre idée est de faire interagir des souvenirs passés depuis notre perspective aujourd’hui.

T. K. : Pendant les répétitions, nous avons travaillé autour d’un petit nombre de séquences dansées reconstituées qui sont le point de départ du spectacle. Tout est parti de là et, même s’il est impossible de reconstruire ces danses à l’identique, l’esprit du travail de Martine y est très présent. La danse est partout, l’espace du studio est devenu une danse, les textes, les photographies, les souvenirs aussi.

M. M. : Cette matière ancienne reconstruite sur scène n’est qu’une petite partie du spectacle qui se concentre aussi sur ce qui a été oublié, ce qui disparaît dans l’histoire, sur l’effacement du passé. C’est aussi un spectacle sur la mémoire, sur les souvenirs et leurs limites. 

Les moments dansés ne pourront pas être rejoués à l’identique car la précision est impossible. Qu’apporte cette transposition ? 

M. M. : L’important est l’imagination, ce que les spectateurs peuvent se représenter de cette danse et ce que nous, performeurs, nous nous imaginons. Martine peut évoquer un souvenir et à partir de celui-ci, dans ce que la mémoire ne peut saisir, nous devons projeter, imaginer. Ce qui est passionnant. C’est quelque chose qui disparaît, qui ne peut être conservé comme un matériel concret, tangible. La danse est dans et pour le moment, puis elle s’efface.  

T. K. : Quand une pièce ou un mouvement est sorti de son contexte, il n’existe plus vraiment, il y a une impossibilité de reconstruction. 

M. M. : Nous allons reprendre, Theo et moi, une séquence de Deux femmes courant sur la plage datant de 1986. C’est une pièce qu’elle a créée et qu’elle dansait avec Sabine Macher. Cette fois, ce sera deux danseurs qui réinterpréteront la chorégraphie comme si nous étions sur le sable d’une plage à Kobe. Le duo féminin sera revu d’une manière différente par un duo masculin.  

M. P. : Dans cette séquence, nous retrouvons encore une fois le lien entre le tableau de Picasso – dont le titre du spectacle et la chorégraphie s’inspirent – et Marseille, l’eau, la plage, Kobe… 

Martine sera également sur scène… 

M. M. : Pour moi, le défi du spectacle était que Martine soit sur scène avec nous. Je voulais vraiment qu’elle soit physiquement au plateau. C’était la condition même de ce spectacle, son retour sur scène, une célébration. Quand nous nous sommes lancé ce défi, nous avons réfléchi et testé plusieurs idées pour savoir comment cela allait être possible… 

M. P. : Michikazu ne me laisse pas le choix [sourire radieux] ; mais je tiens à dire que je n’ai jamais eu la sensation d’avoir quitté la scène, car j’ai toujours dansé à travers le corps des interprètes avec qui je travaille. Il a fallu résoudre la question de mon arrivée sur une scène dans mon état actuel, c’est-à-dire dans une chaise roulante. Comme c’est aussi difficile de parler de nos souvenirs intimes, de nos histoires personnelles, mais je veux bien me prêter au jeu.  

Entretien réalisé par Malika Baaziz